Léopold Rosner (1918-2008): de Cracovie à l’Oy-stralie

Nous sommes en 1943, dans le camp de concentration de Płaszów, au sud de Cracovie. À la tombée de la nuit, une jeune femme allume discrètement une cigarette. Un garde SS la surprend et la traîne violemment dans la cour en aboyant. Il lui ordonne de s’agenouiller, sort son revolver de l’étui et enclenche la gâchette. Le bruit d’une mort imminente et arbitraire paralyse alors cette frêle jeune femme. Mais le garde est soudainement interrompu dans son élan meurtrier par une voix derrière lui: « Attends! » Il se retourne, perplexe et mauvais. « C’est la femme du musicien. » Les yeux fermés, la jeune femme, tétanisée, esquisse un sourire. Le garde range l’arme dans son étui en jurant. Elle se relève, chancelante, et s’éloigne vers sa baraque. Son mari, le musicien en question, Léopold Rosner, est l’un des protégés d’Oscar Schindler, industriel et mélomane. Dans le camp de Płaszów, l’antichambre du silence, la musique est salvatrice. Elle dispense la vie.

Pour comprendre l’origine de cet épisode miraculeux, revenons légèrement en arrière. Léopold, surnommé « Poldnik », est l’un des neufs enfants de Khayim Rosner et Freydl, née Grünberg. George, le cadet, raconte ici l’histoire de Khayim: « Lorsqu’il était jeune, mon père adorait la musique. Or ma famille était trop pauvre pour lui offrir un instrument. Mon grand-père était de plus un homme religieux qui méprisait les klezmorim et, par extension, les prétentions musicales de son fils. Mon père décida alors de se fabriquer lui-même un violon, que mon grand-père brisa aussitôt qu’il le découvrit. Mon père parvint à s’en acheter un autre et le cacha avec la complicité de l’un de ses amis. Il apprit à en jouer par lui-même, et à maitriser l’instrument autant qu’il le pouvait. En peu de temps, il réussit à se faire connaitre en jouant dans les mariages, et fut bientôt accompagné de ses fils, mon frère Henry et moi-même. »

rosner et helen et leur fille

Contre son père, Khayim ne lutte pas seulement pour assouvir sa passion mais aussi pour la transmettre à ses enfants qui deviendront tous de talentueux musiciens. Alors que la plupart embrassent une carrière dans la musique classique ou populaire, Léo préfère le folklore yiddish. Il apprend avec son père le piano, l’accordéon et la contrebasse. Un talent et une oreille musicale exceptionnels lui permettent de mémoriser plusieurs centaines de mélodies. Khayim forme un kapelye familial dans lequel père, fils et filles se produisent pour diverses célébrations au sein des communautés juives. Le répertoire familial est alors un mélange de musiques hongroises et roumaines (des régions de Moldavie et de Bessarabie). Dans la mesure ou Khayim est autodidacte, les morceaux ne sont jamais transcris sur partition. Léo tient intégralement son répertoire de son père, n’ayant jamais de contact permanent ni avec d’autres musiciens juifs à Cracovie ni avec des musiciens tsiganes.

À seize ans, il s’échappe des carcans de la musique folklorique pour infiltrer les cafés et les cabarets de Cracovie dans lesquels il apprend les fox-trots et les tangos populaires. Dans les années 1930, son grand frère, Henry, violoniste classique de formation, dirige de plus son propre orchestre, le Krakow Salon Orchestra, qui inclue plusieurs membres de la famille, dont les filles qui sont aussi chanteuses et pianistes, et auquel Léo se joint occasionnellement. Lorsque la guerre éclate, cette prospérité décline brusquement. La famille est ainsi réduite à jouer dans les villages autour de Cracovie en échange d’un sac de pomme de terre ou de farine. George, est le seul qui soit parvenu à fuir avant  l’invasion de la Pologne par l’Allemagne. Khayim et Freydl, ainsi que quatre frères et sœurs sont tués par les nazis peu après la prise de Cracovie.

Le Krakow Salon Orchestra

Internés dans  le ghetto de Cracovie en 1942, Léo et Henry parviennent à trouver une place dans un café, le Polonia, dans lequel Helen et Léo se rencontrent. Ils se marient quelques mois plus tard, et sont séparés, lors même de la nuit de noce, lorsque Léo est conduit à Płaszów. Mais il y a dans l’enfer de ce camp une lueur d’espoir. Oscar Schindler est en effet invité aux diners organisés par le commandant Amon Goeth, pendant lesquels Léo et Henry divertissent leurs bourreaux, revêtus par eux de smokings qu’ils échangent, pendant la soirée, contre la tenue de prisonnier et l’étoile jaune. Lorsque les officiers SS, ivres et capricieux, ordonnent aux musiciens, terrifiés, de jouer tel ou tel morceau, ces derniers n’ont d’autres choix que de s’exécuter parfaitement. Léo et Henry survivent, grâce à l’éventail d’un impressionnant répertoire qu’ils tiennent de leur père, à ces éprouvantes soirées qui mélangent barbarie et raffinement, horreurs et voluptés.

En 1944, depuis peu à Brinnlitz, dans l’usine de Schindler réimplantée en Tchécoslovaquie, il parvient à convaincre ce bienfaiteur d’y transférer sa femme. Helen est ainsi sauvé, deux fois, par son mari et par Schindler. Léo est d’ailleurs l’un des personnages de L’Arche de Schindler, un roman de Thomas Keneally paru en 1982, dont l’histoire est ensuite adaptée dans le célèbre film de Steven Spielberg. Après la guerre, Léo et Helen rejoignent Henry à Munich et s’installent ensuite brièvement à Paris. Sur la radio française, Léo se retrouve en compagnie de Maurice Chevalier. Lors d’une soirée dans un café dansant, il partage même la scène avec un certain guitariste du nom de Django Reinhardt.

Leopold Rosner avec Helen, sa femme

Le couple immigre finalement à Melbourne en 1949. Les talents et le répertoire de Léo y sont fort appréciés par ceux qui ont été brutalement arrachés à la culture et à la terre de leurs ancêtres. Sa musique leur permet de reconstruire un lien, d’établir un réseau de mémoires. Cette modeste popularité permet ainsi à Léo d’enregistrer deux albums avec le label australien W&G (Jewish Pot Pourri en 1956 et International Medley en 1957). Il ouvre ensuite deux cabarets dans la banlieue de Melbourne:  « The Dayan Receptions » à Elsternwick et « The Moulin Rouge » à Saint-Kilda, sans doute en souvenir de son passage à Paris.

En 1992, Hankus Netsky, que je ne présente plus, assiste à un concert de Léo dans une fête qui réunit des partisans bundistes. Surpris par l’absence de musiques juives traditionnelles, et cela malgré le fait que l’audience est exclusivement composée d’immigrés polonais, il lui demande ce qui se passerait si son orchestre ajoutait aux tangos et aux fox-trots un freylekh ou un sher. Ce dernier répond sans hésiter que le public déserterait aussitôt. Une musique telle que le klezmer, qui est perçue, par cette communauté juive urbaine politisée, comme archaïque et liée à la religion, n’a plus sa place dans une fête laïque et distinguée telle que celle-ci. Léo illustre donc bien l’exemple du klezmer, le musicien « folk », qui s’adapte aux époques, aux publics et aux modes.

La maladie d’Alzheimer l’afflige pendant ses dernières années et, malgré cela, il est capable de jouer une dernière fois pour sa femme à l’occasion du soixante-cinquième anniversaire de mariage, que le couple célèbrent en 2008, en compagnie de leurs enfants et petits-enfants. « Poldnik » s’éteint peu de temps après mais ses nombreux témoignages et interventions de survivant, sa descendance, sa volonté de transmettre une vérité historique, un héritage culturel et musical le protègent définitivement contre l’oubli.

Leopold Roner 2

 
Sources:
-Entretien de Léopold Rosner, propos recueillis par Yaël Hirsch pour l’Institut de la Fondation de la Shoah, Melbourne, 14 juillet 1996.
-Netsky, Hankus, Klezmer routes: Three Jewish musicians from Poland, in « Judaism », printemps 2002, pp 194-200.

1 Comment

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  1. Très belle histoire

    Et bravo pour ta triple page

    Et je te rassure je n ai aucune ambition pour 2017 😉

    Scott Kiman

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